10.

 

 

Junior Talbot descendit de sa camionnette de remorquage, fourra un doigt sous sa casquette de cultivateur frappé au sigle des Atlanta Braves et, farfouillant dans sa tignasse rousse et embroussaillée, se gratta le crâne. Puis, lentement, et à distance respectueuse, il fit le tour de la Porsche cabossée de Tucker. Des éclats de verre crissaient sous ses chaussures de travail J. C. Penney. De ses yeux bleu pâle qui ressortaient dans sa face ronde et constellée de taches de rousseur, il examinait gravement l'engin tout en tiraillant d'un air absorbé l'appendice charnu de sa lèvre inférieure.

— On dirait que vous avez eu quelques pépins par ici, déclara-t-il enfin.

— Des pépins, oui, convint Tucker. T'aurais pas une clope, Junior?

— Faut voir.

Il sortit un paquet de Winston de la pochette de sa chemise graisseuse. Ejectant une cigarette d'une secousse, il remit précautionneusement le paquet en place après que Tucker se fut servi. Puis il s'accroupit pour examiner le pare-chocs tordu de la voiture. Il y eut un autre long moment de silence.

— Sûr que ça devait être une belle voiture.

Tucker savait que Junior ne voulait pas remuer le couteau dans la plaie : constater les évidences était chez lui une seconde nature. Se penchant en avant, il ouvrit la boîte à gants et en sortit des allumettes.

— Peut-être qu'ils pourront me l'arranger à Jackson.

Junior réfléchit un instant.

— P't-être, ouais. Mais se pourrait aussi que t'aies voilé le châssis. Enfin, maintenant ils ont des machines pour redresser tout ça. Dans le temps, quand tu voilais le châssis, c'était direct à la casse.

Tucker esquissa un sourire derrière la fumée de sa cigarette.

— On n'arrête pas le progrès.

— Tu l'as dit.

Junior se redressa lentement, puis étudia les marques creusées dans l'accotement et les éclats de vitre au sol. Il ne distinguait aucune trace de freinage. Après mûre réflexion, il décida de prendre lui-même une cigarette.

— Tu sais, Tucker, j'ai toujours pensé que tu étais le meilleur pilote que j'aie jamais connu depuis l'époque où j'allais voir les 500 à Daytona.

Caroline eut un hoquet de dépit qui fut poliment ignoré.

— Je me rappelle encore comment tu as raflé vingt dollars aux fils Bonny dans la course sur l'A 1 — en juillet 66, que c'était. Ils avaient engagé leur Camaro contre ta Mustang.

Il prit l'allumette que lui tendait Tucker et la gratta d'un claquement sec.

— Tu les as battus à plate couture.

Tucker s'en souvenait encore avec jubilation.

— C'aurait été plus serré si Billy T. avait laissé John Thomas conduire.

— Plus serré, peut-être, admit Junior. Mais aucun d'eux n'était aussi doué que toi.

— Imbéciles, marmonna Caroline entre ses dents.

Junior, qui l'avait sans doute entendue, ne réagit pas.

Après plus de dix années de mariage, il savait fort bien quand un homme devait ou non faire la sourde oreille.

— Il faut tout de même que je te demande une chose, poursuivit-il de sa voix traînante et monocorde. Comment t'as fait pour percuter ce poteau?

— Eh bien..., répondit Tucker en tirant méditativement sur sa cigarette, on pourrait dire que la voiture a échappé à mon contrôle. La direction s'est bloquée.

Junior opina du chef, en tirant sur sa cigarette. Caroline faillit leur demander s'il fallait qu'elle aille leur chercher des transats pour qu'ils puissent continuer à leur aise cette conversation.

— Vu ce que je vois, tu n'as pas dû te servir des freins.

— Si, répondit Tucker. Mais ils ne répondaient plus.

Junior prit l'air le plus concentré qu'il eût jamais adopté dans sa vie. N'importe qui à sa place aurait rejeté cette explication d'un haussement d'épaules. Mais il connaissait le talent de Tucker au volant, et l'admirait.

— Eh bé, c'est une énigme. La direction en l'air, les freins idem, et tout ça à la fois, dans cette voiture-là? L'a pas plus de six mois, ta fillette, non?

— Tout juste.

Junior hocha de nouveau la tête.

— Faut que j'y jette un coup d'œil.

— Je t'en serais reconnaissant, Junior.

Voyant ce dernier revenir à sa camionnette, Caroline ne contint plus son impatience.

— Que nous importe cette histoire de dingue vieille de plus de quinze ans alors que tu viens de détruire ma boîte aux lettres?

Tucker sourit.

— C'était une soirée de dingue. Maintenant, mon chou, recule-toi. La voiture pourrait partir de côté au moment où il l'accrochera.

Désireux cependant de ne pas perdre la douce compassion de Caroline, il glissa un bras autour des épaules de la jeune femme et s'appuya un peu sur elle pour reculer lui-même de quelques pas.

— Tu as le vertige?

La voix de Caroline exprimait une si tendre sollicitude qu'il préféra mentir.

— Un peu, oui, répondit-il avec un aplomb qu'il jugea parfait. Mais ça va passer.

Quand elle le prit par la taille pour le soutenir, il eut du mal à se retenir de sourire.

— Allons, dit-elle, retournons à ma voiture.

Elle avait insisté pour le reconduire jusqu'en haut de l'allée plutôt que de le laisser marcher jusque-là.

— Je vais te ramener chez toi, déclara-t-elle.

Chez lui? songea Tucker. Mais c'est qu'il commençait tout juste à se sentir mieux.

— Peut-être que je pourrais m'étendre un peu sur ton canapé, suggéra-t-il, le temps que je reprenne des forces.

Elle hésita, il en aurait mis sa main au feu. On entendit alors retentir un Klaxon. Tucker étouffa un juron. D'un grand coup de frein, Dwayne venait d'arrêter sa Caddie au beau milieu de la route. Il ne s'était pas encore rasé et ses cheveux rebiquaient dans tous les sens. Il avait enfilé un pantalon sur son caleçon et complété sa tenue avec un maillot de lutteur.

— Doux Jésus, mon garçon.

Il jeta un œil à Tucker et, constatant que celui-ci tenait sur ses pieds, reporta ses regards sur la voiture que Junior était en train d'arrimer.

— En promenade dominicale, Dwayne?

— Crystal a appelé.

Dwayne laissa échapper un sifflement en avisant le devant de la Porsche.

— Semble bien que Singleton Fuller était à la station quand Junior a reçu l'appel, reprit-il. Fuller est ensuite allé chez Jed Larsson, où Crystal l'a croisé au moment où elle passait chercher un pack de Coke. Heureusement que j'ai répondu au téléphone avant Josie, autrement elle serait à coup sûr tombée en syncope.

Grâce au stock de pilules et de médicaments que possédait sa sœur, il était suffisamment sobre pour pouvoir ressentir quelque compassion à l'égard des malheurs d'autrui.

— Nom de Dieu, Tuck, t'as vraiment écrabouillé ce joujou.

A bout de patience, Caroline prit une profonde inspiration.

— Votre frère, lui, n'a rien de cassé, cria-t-elle soudain. Ça aurait pu être pis, et il se trouve qu'il s'est juste éraflé la tête. Je comprends votre inquiétude à son égard, mais laissez-moi vous rassurer : il va bien.

Junior s'était arrêté dans son travail pour la regarder d'un air ahuri, la cigarette tressautant au coin des lèvres. Dwayne cligna des yeux. Tucker, pour sa part, s'efforçait de ne pas perdre son titre de grand blessé en ayant l'air trop réjoui.

Décidément, se dit-il, elle était folle de lui.

— Oui, m'dame, répondit Dwayne sur un ton de respect étudié. Je le vois bien. Je venais justement le ramener à la maison.

— Quelle belle famille vous faites ! Chaleureuse, unie.

— Oui, on se serre les coudes, voyez-vous.

Il souriait. Caroline lui trouvait un air plutôt charmant malgré ses yeux injectés de sang et sa dégaine de pilier de bar.

— Je n'ai jamais connu une famille comme la vôtre, déclara-t-elle avec la plus grande sincérité.

— Tuck, j'ai mis sa laisse à ta fillette, intervint Junior. Je te ferai savoir ce qu'elle a.

— Je compte sur toi. Merci.

Tucker détourna les yeux. Il ne pouvait supporter de voir sa voiture ainsi remorquée. C'était presque aussi moche que de voir un être cher emporté sur une civière.

— Ravi de vous avoir revue, Caroline, lança Dwayne avant de retourner vers sa voiture. Allez, Tucker, on y va. J'étais sur un match quand Crystal a appelé. J'ai dû déjà louper tout le premier tour de batte.

— Un instant, répondit Tucker.

Il se tourna vers Caroline.

— Je te remercie pour le pansement, dit-il en portant une main à ses cheveux. Et aussi pour m'avoir écouté. Je ne m'étais pas rendu compte à quel point j'avais besoin que quelqu'un m'écoute.

Il fallut un moment à Caroline pour comprendre qu'il était sincère. Il n'y avait aucune lueur malicieuse dans ses yeux, aucune nuance de moquerie dans sa voix.

— A ton service.

— Je voudrais te prouver ma gratitude.

Elle se mit à secouer la tête. Il lui prit doucement le menton.

— J'aimerais te recevoir ce soir à dîner à Sweetwater.

— Vraiment, Tucker, tu n'as pas à...

— En fait, reprit-il en lui caressant la joue du pouce, je souhaiterais que tu me voies sous un meilleur jour. Et puis j'ai simplement envie de te revoir, toi. Un point c'est tout.

Caroline sentit son cœur palpiter. Sa voix, cependant, demeura ferme.

— Il y a certain genre de relation que je ne veux plus entretenir avec personne.

— Inviter ses voisins au repas dominical est une vieille tradition campagnarde.

Elle ne put retenir un sourire.

— Bon. Les relations de bon voisinage me sont encore supportables.

— Zut, Tuck, embrasse-la et filons.

Rendant son sourire à la jeune femme, Tucker effleura ses lèvres du doigt.

— L'embrasser? Elle ne voudra pas. C'est trop tôt. Viens vers 17 heures, Caro. Je te ferai visiter Sweetwater.

— Très bien.

Elle le regarda se diriger vers la Caddie et s'installer précautionneusement à côté de son frère. Il lui adressa un rapide signe de tête avant que Dwayne ne redémarre en trombe, en direction de Sweetwater.

 

— Alors voilà, je me dépêche de rentrer de l'église en pensant que tu t'es fracassé le crâne, ou pire, et tu m'annonces que nous allons avoir de la compagnie !

Délia frappa rageusement la pâte à tarte avec son rouleau à pâtisserie.

— Eh quoi, reprit-elle, je ne sais pas combien on a récolté à la vente de gâteaux. J'ai dû laisser Susie Truesdale prendre le relais, elle qui ne comprend rien au commerce.

Comme il entendait le même refrain depuis près de trois heures, Tucker décida de réagir. Il sortit un billet de vingt dollars de sa poche et le plaqua sur le comptoir.

— Voilà. Ceci est ma contribution à la vente de l'église luthérienne de la Trinité.

— Pfff!

Délia n'en referma pas moins prestement ses doigts sur le billet pour l'enfourner au fond de l'ample poche de son tablier. Mais elle était loin d'en avoir encore fini.

— Ça m'a fichu un coup quand Earleen est venue en courant m'apprendre que tu avais eu un accident de voiture. Je te l'avais pourtant dit quand tu l'as achetée : une marque étrangère, ça ne te rapportera rien de bon. Pas plus qu'écumer les routes le jour du Seigneur.

Elle plaqua la pâte contre le plat à tarte.

— Et quand je me précipite ici pour savoir si tu vis encore, tu m'annonces que tu as invité quelqu'un à dîner !

L'air furieux, elle ajusta la pâte sur le rebord cannelé du plat après en avoir détourné l'excédent.

— Comme si ce jambon allait se cuire tout seul dans le four. Et la petite-fille d'Edith, en plus. J'aimais beaucoup Edith, tu sais. Elle m'a raconté que Caroline était allée en France, à Paris, en Italie. Paraît même qu'elle s'est rendue à Buckingham Palace, et le président des Etats-Unis l'a invitée à dîner, à la Maison Blanche.

Elle se mit à marteler la pâte suivante.

— Et voilà qu'elle vient pour dîner alors que je n'ai pas eu le temps de voir si l'argenterie avait besoin d'être astiquée. Ta maman — Dieu la bénisse — se retournerait dans sa tombe si la bonne argenterie n'était pas prête.

Elle s'essuya le front du dos de la main. Ses lourds bracelets fétiches tressautèrent sur son bras en cliquetant.

— C'est bien les hommes, ça, de croire que le repas dominical va se faire tout seul.

Tucker considéra avec un froncement de sourcils la patate qu'elle était en train de peler.

— Je t'aide, non?

Elle le gratifia d'un reniflement dédaigneux avant de le regarder de biais.

— Ah, elle est belle, ton aide ! Tu ne fais rien que te goinfrer de viande — et mettre des épluchures partout sur le sol que je viens de laver.

— Seigneur Dieu...

Les yeux de Délia étincelèrent d'une rage froide que Tucker avait appris à redouter.

— Ne blasphème pas le nom du Seigneur, pas dans ma cuisine un dimanche.

— Je nettoierai le sol, Délia.

— J'y compte bien — et pas avec un de mes torchons à vaisselle, je te prie.

— Non, m'dame.

Le moment était venu de sortir la grosse artillerie, se dit-il. Il porta les patates sous le robinet de l'évier et se retourna pour entourer de ses bras l'imposante taille de la cuisinière.

— J'aimerais seulement remercier Caroline comme il se doit de m'avoir pansé la tête.

Délia poussa un grognement entendu.

— J'ai vu à quoi elle ressemblait, va, et je peux très bien me l'imaginer, ton « remerciement ».

La tête enfoncée dans ses folles boucles rousses, Tucker laissa échapper un sourire.

— Peux pas dire que l'idée ne m'ait pas traversé l'esprit.

— Hmm, m'est avis que c'est pas ton esprit qui est en jeu, répliqua-t-elle avec une moue amusée. Me semble pourtant un peu trop maigrichonne pour être à ton goût.

— Ouais, eh bien je pense qu'elle va se remplumer d'ici peu, surtout lorsqu'elle aura goûté à ta cuisine. Tu sais, personne dans le comté n'a ton talent en matière de bons petits plats. Et comme j'ai l'intention de lui en mettre plein la vue, ton jambon cuit à la gelée de miel me semble l'arme suprême.

Délia se tortilla en émettant un, reniflement soupçonneux — mais les joues rouges de fierté.

— En tout cas, je ferai tout mon possible pour servir à cette jeune fille un repas décent.

— Décent? s'exclama Tucker en l'étreignant. Mais, ma douce, elle n'aura pas eu mieux à la Maison Blanche, je t'en fiche mon billet.

Délia se dégagea de son étreinte avec un petit gloussement.

— Hmm, en attendant, elle n'aura rien du tout si je ne finis pas à temps. Ajoute-moi donc ces patates au chou que j'ai mis à blanchir et débarrasse-moi le plancher. Je terminerai plus vite sans toi dans les pattes.

— Oui, m'dame.

Tucker lui appliqua un baiser sur la joue, qui tira à Délia un sourire de contentement. Quelques instants plus tard, il sortit de la cuisine enfumée, et trouva Dwayne affalé dans le salon en train de regarder un deuxième match de baseball.

— Ça ne te ferait pas de mal de te raser.

Dwayne étendit le bras vers la bouteille de Coke posée sur le plancher.

— C'est dimanche. Je ne me rase jamais le dimanche.

— Nous avons de la visite, je te signale.

Dwayne but une longue gorgée, et jura en voyant le batteur frapper la balle en plein vol d'un coup sec et lifté.

— Si je me rase, elle pourrait s'apercevoir que je suis plus beau que toi. T'en ferais une drôle de tête, alors.

— J'en prends le risque.

— Si ça continue, reprit Dwayne avec un reniflement dépité, ils vont éliminer ce lanceur avant la fin du tour — si du moins ils ont un brin de jugeote. J'irai me raser après, conclut-il.

Satisfait, Tucker gagna l'étage. Josie le héla avant qu'il eût rejoint sa chambre.

— Tucker? C'est toi, mon chou?

— Je vais prendre une douche.

— Viens par ici m'aider une minute.

Ayant jeté un coup d'œil à la vieille pendule de grand-papa, il vit qu'il avait encore une demi-heure devant lui avant l'arrivée de Caroline. Il remonta donc sans se presser le couloir jusqu'à la chambre de sa sœur... et s'arrêta net sur le seuil. On aurait dit un grand magasin le soir d'une liquidation. Robes, chemisiers, dessous, chaussures étaient jetés sur le lit, dans le fauteuil, sur la banquette disposée au-dessous de la fenêtre. Un caraco de dentelle noire pendait lascivement de la trompe d'un éléphant rose en peluche que quelque obscur prétendant avait gagné pour Josie à la foire de l'Etat.

La jeune femme, toujours revêtue de sa nuisette de soie rouge, la tête enfoncée dans sa penderie, farfouillait dans les affaires qui pouvaient encore y rester.

Comme d'habitude, il régnait dans la pièce une odeur tenace où se mêlaient les fragrances des parfums, des poudres et des lotions, le tout fondu en une senteur unique évoquant à la fois le rayon cosmétiques d'un grand magasin et le bordel de luxe.

Tucker inspecta la chambre d'un rapide coup d'œil, avant d'en tirer la conclusion qui s'imposait.

— Tu as un rendez-vous ?

— Teddy m'emmène à la séance de 9 heures à Greenville. Je lui ai dit de passer dîner, puisque de toute façon nous avons de la visite. Qu'est-ce que tu penses de ça?

Elle se retourna, une jupette en peau orange plaquée sur la taille.

— Il fait trop chaud pour porter du cuir.

Josie eut une moue chagrine : la jupe lui découvrait pourtant les jambes à ravir. Après un moment d'hésitation, elle la lança de côté.

— Tu as raison. Je sais ce qu'il me faut : la petite robe de coton, la rose. Quand je l'ai portée à la garden-party des Jackson, le mois dernier, j'ai eu droit à une demande en mariage et à trois propositions indécentes. Bon, où diable est-elle fourrée, celle-là?

Tucker la regarda chambouler les vêtements déjà éparpillés un peu partout dans la pièce.

— Je croyais que tu devais essayer le « docteur » pour Crystal.

— C'est fait.

Elle releva la tête en souriant.

— Finalement, j'ai décidé que ce n'était pas du tout le type de Crystal. Et puis il repart dans le Nord dans un jour ou deux. Ça lui briserait le cœur, à cette pauvre fille. Elle ne pourrait se payer le voyage jusque chez lui si les choses prenaient une tournure plus sérieuse entre eux deux. Moi, si. Tu as toujours mal à la tête?

— Pas trop.

— Regarde un peu, dit-elle en montrant un léger bleu sur son mollet. Tu as filé si vite tout à l'heure que tu m'as envoyé du gravier dans les jambes. Maintenant, il va falloir que je maquille tout ça si je veux porter une jupe.

— Désolé.

Elle haussa les épaules et se remit à chercher sa robe rose.

— Ça ira pour cette fois. Tu étais bouleversé. Mais tu sais, Tucker, tout le monde va savoir qu'elle mentait. Et cela avant même l'enterrement mardi prochain.

— Je sais.

Avisant un bout de tissu rose nacré dépassant d'un tas d'affaires, il s'accroupit pour le tirer et en extirper la robe.

— Je me suis calmé, Josie. La nouvelle m'avait mis complètement hors de moi, c'est tout.

Elle tâta du doigt son bandage. Le frère et la sœur se tenaient debout l'un près de l'autre, dans une bouffée de parfum capiteux. Ils partageaient tous deux plus que les traits de leur mère, plus encore que le nom des Longstreet. Le lien qui les unissait était plus profond même que celui du sang : il plongeait jusque dans leur cœur.

— Je suis désolée qu'elle t'ait fait du mal, Tucker.

— Bah, ce n'est jamais qu'une petite blessure d'orgueil.

Il embrassa doucement les lèvres de Josie.

— Tout cela s'est vite recousu.

— Tu es trop bon avec les femmes, Tucker. Ta gentillesse les attire, et après tu n'y gagnes que des ennuis. Si tu étais un peu plus dur avec elles, tu ne leur donnerais pas de faux espoirs.

— Merci du conseil. La prochaine, je lui dirai qu'elle est horrible.

Josie s'esclaffa et remonta la robe contre sa poitrine pour s'examiner devant sa psyché.

— Ne va pas non plus leur réciter de la poésie.

— Qui t'a raconté ça?

— Carolanne. Elle m'a dit que tu lui avais parlé poésie le jour où tu l'avais emmenée à Lake Village admirer les étoiles.

Tucker fourra les mains dans ses poches.

— Mais comment les femmes en viennent-elles donc à se confier les détails les plus intimes de leur vie privée chez le coiffeur ou la manucure?

— De la même façon que les hommes se vantent de la dimension de leur engin au troquet. Ça me va comment ?

Il prit un air renfrogné.

— J'en ai plus qu'assez de servir des compliments aux femelles.

Josie se contenta de ricaner et le laissa aller prendre sa douche.

 

Caroline se trouva si éblouie par Sweetwater qu'elle arrêta sa voiture au milieu de l'allée pour contempler le tableau qu'elle avait sous les yeux. La demeure, d'un blanc opalescent sous la lumière de l'après-midi, était toute en courbes gracieuses, en fer forgé délicatement ouvragé, en colonnes élancées, en vitrages scintillants. Il était aisé d'imaginer des dames en jupes à cerceaux flânant sur la pelouse et des gentilshommes en redingotes assis sous la véranda, en train de discuter l'éventualité d'une sécession tandis que des Noirs taciturnes leur servaient les rafraîchissements.

Des fleurs poussaient partout, grimpant à des treillis, débordant de massifs aux bordures de brique. Les senteurs entêtantes des gardénias, des magnolias et des roses embaumaient l'atmosphère.

Un drapeau confédéré aux couleurs fanées, râpé sur les bords, pendait du haut d'un poteau blanc dressé au milieu de la pelouse principale.

Au-delà de la résidence se distinguaient des bâtiments de pierres sèches qui, jadis, devaient être les maisons des esclaves, le fumoir et la cuisine d'été. De l'autre côté, la pelouse laissait place à des arpents de plaines fertiles ensemencées de coton. Caroline aperçut un arbre solitaire au milieu d'un des champs, un immense et vieux cyprès épargné par paresse ou par sentimentalisme.

Pour quelque obscure raison, la vision de cet arbre l'émut jusqu'aux larmes. Son austère majesté, l'endurance qu'il symbolisait la touchaient profondément. Sans doute âgé d'un siècle et plus, il avait dû assister à l'essor du Sud comme à son déclin, à son combat pour préserver son mode de vie et à la fin définitive de celui-ci.

Combien de semailles de printemps avait-il connues, combien de moissons en été?

Son regard se porta vers la résidence. Elle aussi représentait la continuité dans le changement, cette élégance fastueuse du Vieux Sud que tant de gens du Nord prenaient pour de l'indolence. Des êtres avaient vécu toute leur vie entre ces murs, du berceau à la tombe. Et, en ce coin du delta où le rythme s'écoulait invariablement, culture et traditions du temps jadis n'avaient cessé de survivre.

Elle en avait la preuve là, devant elle, tout comme dans la maison de sa grand-mère, ainsi que dans les demeures, les fermes, les champs qui se succédaient jusqu'à Innocence. Et dans Innocence elle-même.

Elle se demanda pourquoi elle commençait seulement à comprendre cela.

Lorsqu'elle vit Tucker franchir la porte d'entrée pour venir l'attendre sous la véranda, elle se demanda si elle ne commençait pas également à le comprendre, lui aussi. Elle relança la voiture, contourna le massif de pivoines et s'arrêta devant la résidence.

— A te voir ainsi immobile au milieu de l'allée, je craignais que tu n'aies changé d'avis.

— Non, dit-elle en ouvrant la portière pour sortir de la voiture. J'admirais seulement l'endroit.

Tucker, qui l'admirait, elle, préféra se taire jusqu'à ce que l'émotion cessât de lui serrer le cœur. Elle portait une robe de coton légère dont il imaginait déjà la jupe ondoyant glorieusement sous la brise. Des bretelles de la largeur d'un doigt retenaient son bustier aux épaules, lui laissant les bras nus. Son cou était orné d'un collier de pierres fines, et elle avait tiré ses cheveux en arrière de façon à dégager ses oreilles où pendaient deux boucles cristallines. Elle avait aussi souligné la profondeur de son regard et foncé la teinte de ses lèvres, nimbant son visage d'une aura de féminité mystérieuse

Alors qu'elle gravissait les marches pour le rejoindre, il perçut les premières fragrances, subtiles et envoûtantes, de son parfum.

Il lui saisit la main droite et la fit tourner lentement sous l'arche de son bras, comme dans un pas de danse. Elle s'esclaffa en virevoltant. C'est alors qu'il vit l'ampleur du décolleté qui lui découvrait le dos. Il déglutit avec difficulté.

— Je dois te dire une chose, Caroline.

— Oui?

— Tu es horrible.

Il secoua la tête avant qu'elle n'ait eu le temps de répondre.

— Il fallait que je te le dise.

— Voilà une approche intéressante.

— L'idée est de ma sœur. C'est censé empêcher les femmes de tomber amoureuses de moi.

Pourquoi lui donnait-il toujours envie de sourire ? se demanda-t-elle avant de déclarer tout haut :

— Ça pourrait bien marcher. M'invites-tu à entrer?

Il lui prit l'autre main.

— J'ai l'impression que cela fait une éternité que je n'attends que ça, murmura-t-il doucement.

Il la conduisit jusqu'à la porte, qu'il ouvrit devant elle. Il s'arrêta un instant sur le seuil pour l'observer, désireux de voir l'air qu'elle avait dans l'entrée de sa maison — avec les fleurs et les magnolias en arrière-plan. Eh bien, se dit-il, elle avait l'air parfaite.

— Bienvenue à Sweetwater.

A l'instant même où elle pénétrait dans la demeure, Caroline fut accueillie par un tonnerre d'imprécations.

— Si tu invites quelqu'un à venir s'asseoir à ma table, tu peux au moins m'aider à la mettre !

Délia se tenait sous le jour de l'escalier, une main étreignant le pilastre d'acajou, l'autre posée sur sa robuste hanche.

La réponse fusa aussitôt de l'étage.

— J'ai dit que je le ferais, non? clama Josie. Je ne vois pas pourquoi tu te mets dans un état pareil. Je finis de me maquiller et j'arrive.

— Vu le bazar qu'elle s'étale sur la figure, on y est encore la semaine prochaine.

Délia se retourna. Lorsqu'elle avisa Caroline, l'indignation qui se peignait sur sa face le céda à la curiosité.

— Eh bien, eh bien, n'est-ce pas la petite-fille d'Edith que voilà?

— Hmm, oui.

— Edith et moi avons taillé de bonnes bavettes ensemble sous sa véranda. Vous avez un peu de sa beauté, surtout dans les yeux.

— Merci.

— Voici Délia, intervint Tucker. C'est elle qui veille sur nous.

— Dis plutôt que je m'y essaye depuis trente bonnes années — mais le résultat est piteux. Bon, tu l'installes dans le salon et tu lui sers une goutte de notre bon sherry. Le dîner sera prêt d'ici peu.

Reprenant son air renfrogné, elle haussa une dernière fois la voix en direction de l'étage.

— Et si Son Altesse voulait bien s'arrêter de se plâtrer la face, elle pourrait enfin mettre la table.

— Je serais ravie de le faire, proposa Caroline.

— Non, mademoiselle, rétorqua Délia en l'entraînant vers le séjour. Pas question. Tucker a déjà épluché les patates et cette jeune fille là-haut va s'occuper de la porcelaine. C'est bien le moins qu'elle me doive après avoir invité ce Dr Croque-mort à ma table.

Elle tapota affectueusement le bras de Caroline et repartit en trombe vers sa cuisine.

— Que... un « docteur croque-mort »?

Le sourire aux lèvres, Tucker alla nonchalamment prendre la bouteille de sherry dans un antique buffet de noyer.

— Le médecin légiste.

— Oh, Teddy ! C'est assurément... un personnage intéressant.

Elle promena lentement son regard autour de la pièce, s'arrêtant sur les hautes fenêtres, les rideaux de dentelle, les tapis turcs, la paire de canapés. Ces derniers — des méridiennes, elle en était certaine — étaient tapissés d'étoffes aux motifs pastel estompés. Les teintes douces prédominaient dans les lignes discrètes du papier peint, dans les coussins brodés à la main et le tissu de l'ottomane rebondie. De somptueux meubles d'époque ajoutaient encore au raffinement du lieu. Sur le manteau de l'âtre en marbre blanc se dressait un vase de Waterford empli de roses naines.

— C'est une demeure ravissante, dit-elle en prenant le verre que Tucker lui offrait. Merci.

— Je te sortirai le grand jeu, un de ces jours. Tu sauras toute l'histoire.

— J'ai hâte de l'entendre.

Elle marcha jusqu'à la fenêtre qui ouvrait sur le jardin et, au-delà, sur les champs et le vieux cyprès.

— Je ne savais pas que vous aviez une exploitation.

— Nous sommes planteurs, précisa-t-il en venant se placer derrière elle. Les Longstreet sont planteurs depuis le XVIIIe siècle — depuis l'époque où Beauregard Longstreet a spolié Henry Van Haven de deux cent quarante hectares de belles et bonnes terres cultivables du delta, à la suite d'une tricherie perpétrée au cours d'une partie de poker menée deux jours durant à Natchez, en 1796. Cela se passait dans la maison de tolérance dite de la Red Star.

Caroline se retourna.

— Tu viens d'inventer cette histoire.

— Non m'dame, je vous répète mot pour mot ce que m'a raconté mon papa, qui le tenait lui-même de son papa, et ainsi de suite jusqu'à cette nuit décisive du mois d'avril 96. Bien sûr, la tricherie elle-même n'est que pure hypothèse. Ce sont les Larsson qui ont ajouté cet ornement au récit — lesquels Larsson se trouvent être cousins avec les Van Haven.

— Médisances de mauvais perdants, suggéra Caroline en souriant.

— Certes — ou bien vérité pure et simple. Mais cela ne change rien à l'histoire.

Tucker adorait la manière dont elle le dévisageait, les lèvres légèrement retroussées, le regard rieur. Cela le grisait.

— En tout cas, poursuivit-il, Henry se trouva si contrarié de perdre cette terre qu'il voulut tendre un traquenard au vieux Beau après que ce dernier eut fêté sa bonne fortune avec une fille de la Red Star. Une dénommée Millie Jones.

Caroline prit une gorgée de sherry et secoua la tête.

— Tu devrais écrire des contes, Tuck.

— Je me contente de te rapporter les faits. Cela dit, Millie était enchantée de la prestation de Beau — à ce propos, t'ai-je fait part de la réputation d'amants exceptionnels qu'ont toujours eue les Longstreet?

— Non, je ne crois pas.

— Elle est pourtant attestée depuis des lustres.

Tucker se plaisait à observer comment l'amusement faisait briller les yeux de la jeune femme, attendrissait sa bouche. S'il n'avait pas eu d'histoire à raconter, bon Dieu, il en aurait bien inventé une !

— Millie, donc, par reconnaissance envers la fougue de Beau — et les cinq dollars en or de pourboire dont il l'avait gratifiée — courut à la fenêtre pour lui dire au revoir. Elle aperçut alors Henry à l'affût dans les fourrés, son fusil à briquet à la main. Elle cria. Juste à temps. Le coup partit. Beau eut le bras de sa redingote roussi, mais le réflexe vif. Il sortit son couteau et le lança aussitôt dans les fourrés en direction du coup de feu. « Henry l'chopa raide dans l'palpitant », comme disait mon grand-père.

— Naturellement, c'était un expert en lancer de couteau aussi bien qu'en amour.

— Un homme aux multiples talents, approuva Tucker. Et comme il était également prudent, il décida qu'il valait mieux ne pas traîner à Natchez où il aurait à répondre à d'embarrassantes questions sur quelque sombre affaire de transfert de titres agrémenté d'un sanglant épilogue. Esprit romanesque, il enleva la jeune et sémillante Millie de ladite maison de tolérance pour partir s'installer avec elle dans le delta.

— Et planter du coton.

— Planter du coton, s'enrichir et assurer sa descendance. Ce fut son fils qui entreprit la construction de cette maison en 1825.

Caroline se tint coite pendant quelques instants. Il n'était que trop facile de se laisser prendre au bagout de Tucker, à sa faconde. « Mais la question n'est pas là, se dit-elle. Le problème n'est pas de démêler la part du vrai de celle de la fabulation, c'est l'habileté du conteur lui-même. » Elle s'éloigna de la fenêtre, absolument certaine qu'il était sur le point de la toucher de nouveau — et peu convaincue qu'elle ne le laisserait pas faire.

— Pour ma part, je ne sais pratiquement rien de ma propre famille. Et encore moins de ce qu'elle était il y a deux cents ans.

— On prête plus d'attention au passé qu'à l'avenir dans le delta. Le passé est la meilleure matière à cancans. Quant à l'avenir... eh bien, il parlera de lui-même, n'est-ce pas?

Il crut l'entendre soupirer, mais d'un souffle si ténu que c'eût pu être un silence.

— J'ai passé toute ma vie à penser au lendemain, reprit-elle. A organiser mon existence pour le mois suivant, la saison suivante. Mais ici, c'est différent. Ce doit être une question d'atmosphère.

Cette fois-ci, son soupir fut audible, et il exprimait une sorte de mélancolie.

— J'ai à peine pensé à la semaine suivante depuis que je me suis installée chez ma grand-mère. Je ne le désirais pas, de toute façon.

Elle songea alors aux coups de téléphone de son imprésario, qu'elle avait pris soin d'éviter depuis qu'elle avait décidé de descendre dans le Mississippi.

Tucker, quant à lui, ressentit à cet instant le vif désir de la serrer contre lui, juste pour lui offrir la protection de ses bras, le soutien de ses épaules. Mais il craignait aussi que ce geste ne ruinât d'un coup tout ce qui avait pu se nouer entre eux jusque-là.

— Pourquoi es-tu malheureuse, Caro?

Elle le regarda d'un air étonné.

— Mais je ne le suis pas.

Ce qui, elle le savait, n'était qu'une demi-vérité. Et une demi-vérité n'était guère qu'un mensonge.

— Je sais écouter presque aussi bien que je parle, dit-il en lui caressant doucement la joue. Peut-être me feras-tu confiance un de ces jours.

— Peut-être.

Puis elle se recula brusquement, mettant une distance entre eux.

— Quelqu'un arrive, dit-elle

Sachant que l'occasion était désormais perdue, Tucker se retourna vers la fenêtre.

— C'est le Dr Croque-mort, annonça-t-il avec un sourire contrit. Allons voir si Josie a mis la table.

 

 

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